ou l'anneau ne peut être utilisé pour faire le bien (éditorial publié sur Tinuviel.ch le 20 janvier 2004)
L'élite libérale et conservatrice a présenté la guerre contre le terrorisme menée par G.W. Bush comme une sorte de croisade du Bien contre le Mal. Ils ont même essayé d'utiliser J.R.R. Tolkien de manière posthume en ce sens. La coalition menée par les Etats-Unis fut comparée avec "l'union des peuples libres", laquelle vaincra Sauron à la fin du deuxième age - c'est-à-dire les Talibans et Bin Laden… ou encore Saddam Hussein, par exemple.
En fait, cette comparaison est boiteuse et induit en erreur. Le caractère principal de la trilogie de Tolkien n'est pas une personne, mais un objet: l'anneau. On peut se demander ce que symbolise cet anneau et où le retrouvons-nous dans le monde actuel ? L'anneau représente la puissance absolue. Son possesseur, cependant, devient irresponsable, un esclave de l'anneau, sa personnalité est détruite peu à peu et il perd son libre arbitre.
D'une part l'anneau rend son possesseur tout puissant, d'autre part il le pervertira complètement. En fait, l'anneau ne donne que l'illusion de régner sur le monde et la société. Tolkien lui-même n'aurait probablement pris aucune position dans la guerre actuelle contre le terrorisme. Il n'y a pas de doute qu'il aurait eu de la difficulté à se rallier au "nouvel ordre mondial" tel qu'il est apparu à la fin de la guerre froide.
Frodo poursuivit par les cavaliers noirs est tellement effrayé qu'il met l'anneau à son doigt afin de leur échapper. Toutefois, au lieu de devenir invisible, il est révélé aux cavaliers noirs, l'anneau appartenant à la même puissance maléfique qu'eux-même. L'esprit de Tolkien serait probablement en accord avec le concept suivant: quand une nation, bien que convaincue de la justesse de son action, utilise une arme de terreur, elle est possédée par la même force maléfique qu'elle essaye de combattre dans son adversaire.
Tolkien fut choqué par la guerre. Le 23 octobre 1944, il écrivit: "Je viens d'aller à l'extérieur, regardant vers le haut, le bruit était assourdissant: j'ai vu la plus grande armada volant à travers le ciel. Cette horreur nous affecte qu'importe l'endroit, le temps s'arrêtant un moment, toute le monde en prenant conscience, mais bientôt tout ceci sera oublié… Si ce n'était pas un blasphème, on pourrait réagir par ces mots : "Père, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font" - ou disent. Et je suis certain que Dieu est blessé plus par nos agissements les uns contre les autres, que ce que nous commettons contre Lui ou Son Fils."
Il considérait Adolf Hitler comme un "violent petit ignorant", qui ruina, défigura et pervertit le noble esprit nordique, celui-ci pourtant ayant contribué à la richesse de l'Europe, cet esprit qu'il avait adoré et essayé de présenter conformément à la vérité. Il fut secoué d'un rire profond et amer lorsqu'il entendit parler de "Josef Staline, ce meurtrier avide de sang, invitant toutes les nations à s'unir dans une famille heureuse, contribuant ainsi à faire disparaître la tyrannie et l'intolérance."
On pourrait croire que Tolkien s'opposait aux régimes totalitaires, alors qu'il considérerait la démocratie comme la forme parfaite de gouvernement. En fait, il était un adhérant très fier de la monarchie anglaise et critiquait même le système démocratique de manière véhémente: "Dans la démocratie, l'humilité et l'égalité sont des valeurs spirituelles qui sont déviées, stéréotypées et formatées, avec le résultat qu'on n'accède pas à un bonheur universelle ou à de l'abnégation, mais on recherche la grandeur universelle et la popularité, jusqu'à ce qu'un orque quelconc retrouve l'anneau de puissance, - et alors, nous deviendrons tous ses esclaves." Au sujet de la bombe atomique, il écrivit: "Mordor est encore très présent. Je dois malheureusement constater que le nuage de poussière s'élevant à l'horizon ne témoigne pas de la chute de Barad-dûr, mais a été produit par les alliés, - tout au moins par des personnes qui ont décidé d'utiliser l'anneau pour leurs propres intérêts, bien sur en se referant au Bien."
Il est clair dès le début que l'anneau ne peut être utilisé contre l'ennemi. L'anneau "est maléfique" - explique le seigneur élfique Elrond. Sa force est considérable, seuls ceux qui possèdent une encore plus grande puissance en leur coeur peuvent lui imposer leur propre volonté et lui résister un certain temps. Mais également pour ceux-ci, il représente un danger mortel. Déjà le désir de le posséder pervertit le coeur le plus pur. Aucun des sages ne doit utiliser l'anneau afin de renverser le seigneur de Mordor, il prendrait place sur le trône de Sauron, voudrait faire le bien, mais bientôt le monde serait dominé par un nouveau seigneur ténébreux. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'anneau doit être détruit: il est un danger pour les sages. Elrond, Galadriel et Gandalf l'ont reconnu, tandis que Saruman a sous-estimé le danger.
Une puissance ne peut être vaincue simplement en changeant la personne à la tête du système, que ce soit par des moyens légaux ou par la violence; en fait, c'est le système lui-même qui permet de dominer les autres humains et par conséquent qui doit être réformé ou éliminé, de telle manière que cet instrument ne soit plus disponible pour faire le mal. Le but de Frodo dans "le seigneur des anneaux " est de détruire l'anneau, non pas de le cacher ou encore de le confier à quelqu'un de "bien et sage". L'anneau en lui-même étant maléfique, toute activité qui sera en premier lieu conduite contre le Mal se retournera toujours contre le possesseur comme un boomerang, que celui-ci le veuille ou non.
Tolkien lui-même souligne que l'on est toujours convaincu d'avoir choisi le bon partis. Il ne croit pas qu'une bonne cause justifie des moyens de terreur, pas plus qu'un bon moyen puisse sauver une fin désastreuse. Si le Mal n'était qu'une absence de Bien, l'anneau par exemple ne serait pas autre chose qu'un amplificateur psychique, il ne pervertirait pas son possesseur, et tout ce que l'on devrait faire après que l'ait déposé, serait de se régénérer par de pures pensées. En Terres du milieu, nous pouvons être sur qu'il constitue un danger mortel. Si le Mal n'était qu'une puissance externe haïssable sans écho dans un coeur pur, n'importe qui aurait pu porter l'anneau et le jeter dans les feux du Mont du Destin, ce ne devait pas nécessairement être Frodo; Gandalf aurait pu s'en charger, mais ses ennemis s'y attendaient et ses amis ne lui feraient plus confiance, comme Gandalf d'ailleurs n'aurait plus confiance en lui-même.
Tolkien ou ses personnages de roman ont souvent été critiqué, car ils ne semblent diviser le monde qu'en noir / blanc ou bon / méchant. Il n'y aurait pas de zone grise. Mais cela n'est pas vrai: Tolkien en tant que chrétien pense que le Bien et le Mal existent séparément et en même temps il savait qu'en tout être humain, il y a une part de bon et de mauvais. Des hommes de bien agissent mal parfois et des hommes cruels peuvent s'améliorer. Le héros dans le "seigneur des anneaux" faillera d'accomplir sa mission et ne trouvera pas assez de force en lui afin de détruire l'anneau; celui-ci ne tombera dans les feux du Mont du Destin qu'indirectement, grace au fait que Frodo dans le passé aura été compatissant envers Gollum. D'autre part, Gollum au contact de Frodo devient repentant et parfois se trouve presque sur la voie de la guérison.
Evidement, cela ne signifie pas que l'on puisse toujours choisir entre deux alternatives, pas plus que ce choix soit facile. "Dans la guerre," écrit Tolkien, "le gaspillage n'est pas seulement matériel, mais également moral et spirituel, et touche tous ceux qui doivent l'endurer."
Tout de même, Tolkien n'était pas un pacifiste, car ces gens-là n'expliquent pas les raisons de la guerre. "Tout les objets et agissements", dit-il, "ont une valeur par eux-même, en dehors de la cause et de l'effet. Aucun humain ne peut vraiment évaluer ce qui se passe dans l'actuel sub specie aeternitatis. Tout ce que nous savons, et ce par notre propre expérience, est que le Mal est une puissance redoutable à travers les temps - toutefois sans succès, car il ne prépare que le sol et quelque chose d'inattendu en pousse."
Dans la perspective du "seigneur des anneaux", ce sont pas les guerres qui décident du destin du monde. Bien sur, les batailles sont importantes. Mais elles ne sont pas décisives. Même si les bons les gagnent, ils n'ont aucune relevance sans le succès de la mission de Frodo. Le destin du seigneur ténébreux ne s'accomplit que par la destruction plus ou moins par chance de l'anneau. Une telle fin, inattendue, appartient à la croyance profonde de Tolkien. Afin de définir ce concept, il inventa le mot "eucatastrophe": il désigne un renversement heureux d'une situation déseperée, ceci déclenchera euphorie et larmes. Il produit cette réaction, car nous lançons à ce moment-là un regard plein d'espoir vers l'avenir, comme c'est le cas pour les personnes ayant jeté un regard dans le miroir de Galadriel. La Nature est un enchaînement de causes matérielles et d'effets, la chaîne de la mort cependant peut-être brisée et nous vivons alors un soulagement intense, comme si un membre amputé aurait repoussé. Le monde fonctionne vraiment selon ce principe: destruction et reconstruction sont des processus constant et la vie resurgit de la mort.
Si vous croyez à de tels concepts, vous n'adhérerez pas à un nationalisme agressif, ni à un pacifisme couard. Lorsqu'on a l'espoir que le monde se développe selon un grand plan, on se doit de juger chaque agissement de manière globale et ainsi l'on ne tombera pas dans l'incertitude. Selon Tolkien, les humains sont responsables de leurs agissements devant Dieu, ils doivent suivre ses lois - bien que les lois humaines soient autres - s'il veulent atteindre quoi que ce soit en ce monde. Parfois l'on doit être capable de changer notre conviction et même de remettre en question l'autorité régissant notre vie, si celle-ci nous demande d'agir contre notre conscience. Ce fut le cas de Luthien Tinuviel qui ignora les ordres de son père, le roi.
C'est ainsi qu'apparaît le combat actuel contre le terrorisme comme une guerre pour la possession de l'anneau et non pas une guerre afin de le détruire. Ni G.W. Bush, ni les membres d'Al-Quaida ne se battent pour la liberté; tous ne font la guerre que pour renforcer leur puissance. On ne peut demander de choisir l'un ou l'autre des partis, on ne peut que se demander si les paisibles petites gens des pays en guerre trouveront un gîte. Disons que la seule position acceptable est celle de Fangorn: "Je ne suis du coté de personne, car personne n'est de mon coté, si vous voyez ce que je veux dire… Et il y a des choses, naturellement au coté desquelles je ne suis pas; globalement, je suis contre eux."